Marie-Anne Youf

  • Dictionnaire infernal

Youf (Marie-Anne), grosse paysanne qui se fit traiter il y a quelques années par un sorcier, avec les circonstances que voici, qui se sont exposées devant le tribunal correctionnel de Saint-Lô.

Elle avait mal au genou ; les médecins n’y faisant rien, elle apprend qu’elle peut être guérie par un sorcier d’Ecramville nommé Lebrun. Elle va trouver Marie Ledezert, qui est l’intermédiaire habituelle de cet homme, lui donne de l’argent, des denrées de toute espèce, et la supplie d’aller consulter ce grand docteur, ce savant sorcier qui guérit tous les maux. Marie Ledezert se laisse toucher ; accompagnée de mademoiselle Lamare, que ses trente-six ans auraient dû rendre plus sage, on va consulter le devin. La justice, jalouse de ses succès, le tenait alors sous les verrous, dans la prison de Coutances, comme prévenu d’avoir causé la mort d’une fille en lui administrant des drogues pernicieuses. On se rend à Coutances, on régale le sorcier dans sa geôle ; on en revient avec une précieuse consultation qui doit, avant trois mois, désanchiloser le malheureux genou. Le remède du reste n’était pas difficile à composer : de l’if, du lierre terrestre, de la fumeterre, quelque peu d’arsenic, et… quelqu’autre chose que nous ne pouvons désigner qu’en nous servant de l’expression des témoins, de la boue de blé ; le tout était bien et dûment pilé dans un mortier emprunté chez un pâtissier, qui entendait énumérer à l’audience, au milieu du rire général, les curieux ingrédients dont on aime à croire que sa pâtisserie n’a rien emprunté.

Tout ceci semble bien vulgaire, mais l’efficacité du remède consistait dans ce qui suit. Avant le lever du soleil, il fallait qu’une branche de sureau fût coupée par une jeune fille vierge ; on en mettait ensuite un morceau sur chaque croisée et sous chaque porte ; tous les gens de la famille portaient au cou un petit sachet rempli de sel bénit, avec une conjuration et le nom de celui que l’on soupçonnait du maléfice ; puis, en médicamentant le malade, on lui faisait tenir un cierge, et Marie Ledezert récitait à haute voix la conjuration suivante (nous respectons l’orthographe et le style) :

« O Dieu de la mystérieuse cabale, gouverneur des astres, présidant au premier mouvement de tes disciples ! quel mal a fait Marie-Anne Youf, pour la retenir sous ton pouvoir diabolique ? Père de tous les astres, si saint et si pur, mets, ô grand Dieu, Marie-Anne Youf dans les renforts, afin que ses ennemis ne peuvent jamais l’atteindre, Agla, Ada, Manisite, Jofi et Jofil ; couvre Marie-Anne Youf de tes boucliers.

« Gresus, que le mal qu’on veut faire à Marie-Anne Youf retombe sur celui ou celle qui ont des intentions perfides et illicites. Je me dévoue à jamais au désir de faire le bien. Secourez, Seigneur, la plus honnête et la plus soumise de vos servantes. Tabat tabac tabat Sabaoth ! que ses ennemis soient confondus et renversés pour l’éternité par la vertu du grand Jéova ; je te conjure de quitter le corps de Marie-Anne Youf au nom d’Abra et d’Anayaa et d’Adoni.

« Alla machrome arpayon alamare, bourgosi serabani veniat a lagarote. »

On joignit à cela’des sangsues et d’excellents déjeuners, suivis de dîners semblables. Les témoins ont dit que Marie Ledezert était traitée comme une princesse, et encore qu’elle n’était pas contente ; mais le mal était, plus opiniâtre que le remède, et comme la bourse baissait et que la guérison n’avançait pas, la confiance diminua et finit par s’éteindre non pas tout à fait dans le sorcier, mais dans son émissaire. Marie Ledezert n’ayant pas eu l’esprit de se taire, dés reproches en étant venue aux injures, le procureur du roi, qui paraît ne pas aimer les sorciers, finit par provoquer une instruction ; et une citation en police correctionnelle amena Marie Ledezert à se justifier d’une accusation d’escroquerie. La prévention a été soutenue avec force par M. Lecampion, substitut. Le tribunal, reconnaissant sans doute la nécessité de combattre par une condamnation exemplaire le préjugé qui fait croire aux sorciers, a prononcé six mois d’emprisonnement.

Mais il faut remarquer bien haut que les sorciers vont, comme les vampires, avec les philosophes ; et que les misérables qui consultent les sorciers ne fréquentent pas les sacrements et ne vont guère à la messe.